récit photographique

Emma* - A l'ombre de votre regard

Emma*, 27 ans

Enfant, on m’appelait la sauterelle… Un surnom plutôt affectueux, de la part de ma maîtresse d’école, de mes parents, des adultes de manière générale. Je l’aimais bien, ce surnom, car je trouvais que j’avais de grandes et belles jambes.
J’ai eu une puberté tardive.
Au collège, on disait que j’étais anorexique. Ce n’était pas une question et ce n’était pas bienveillant : « Ne te plains pas, toi t’as de la chance, t’es anorexique. » Je mangeais beaucoup et je n’avais pas besoin de me surveiller. À l’époque, ce n’était pas un problème à mes yeux, c’était pour moi un atout. Mais j’ai développé une tendance à grignoter sans raison, que ce soit l’ennui ou l’angoisse. Aujourd’hui, je dois prendre sur moi pour ne pas me jeter sur la bouffe. Mais le problème n’était pas là. J’ai toujours trouvé violent de me dire que puisque mon corps correspondait à l’idée du corps idéal que mes amies avaient, je n’avais pas le droit de m’en plaindre. Pourtant je ne savais pas ce qu’elles recherchaient. Ma mère, bienveillante, me disait que l’anorexie, c’était une maladie mentale, pas une morphologie. Alors il fallait toujours expliquer. Je n’étais pas anorexique, pas maigre mais mince. J’ai eu des amies anorexiques. Je ne comprenais pas toute l’ampleur de leur maladie. Par la suite, j’ai fait des études de psychologie et j’ai étudié les troubles du comportement alimentaire. On m’a confirmé que je n’avais aucun problème et révélé mon impuissance face à ces pathologies que je n’arrivais pas à traiter. A force de l’entendre dire, je me trouvais trop maigre. J’ai une espèce de manie bizarre, cyclique : dès que je vois une fille de mon âge « accessible » dans la rue ou dans un film, je me compare physiquement à elle. Je scrute son corps. Je le faisais parfois remarquer à mes amies, même si je me retenais la plupart du temps. Je ne voyais jamais de fille sans poitrine avec des bras maigres ou des cheveux bouclés… Ah, années 2000, la mode des cheveux lisses et plats, je vous hais tellement. Lorsque que je retrouvais des caractéristiques physiques semblables aux miennes, ça devenait une sorte de victoire personnelle. Je me suis beaucoup identifiée à Hermione dans Harry Potter, qui m’a aidée lorsque j’avais douze ou treize ans. En troisième, ma chevelure a été l’objet de délicieux quolibets.
J’ai passé un an à les attacher à grands renforts de barrettes et d’élastiques, alors que je trouvais que ça me donnait l’air d’un garçon. Toutes les filles de mon âge commençaient à avoir de la poitrine, des hanches, des formes, elles devenaient des femmes, et je restais une fille. Je détestais ce corps pré-pubère. Je savais que c’était un corps d’enfant car personne ne me croyait jamais quand je donnais mon âge. Ça m’arrive encore aujourd’hui. Je ne supportais pas de me voir nue dans un miroir. Je fuyais mon corps. J’avais l’impression d’être restée bloquée à l’école primaire, de ne pas être prise au sérieux et de ne pas être désirable. J’avais besoin de plaire, de manière un peu énervante parfois : je séduis, je manipule. Parfois je me dis que c’est une sorte de revanche pour cette jeune femme que j’étais.
À 14 ans et demi j’ai eu mes règles, mais toujours pas de formes. Ma mère n’était pas inquiète, elle savait que ça viendrait plus tard. J’ai appris que mon beau-père, psychiatre et ancien généraliste, avait quant à lui d’avantages d’inquiétudes.
Au lycée, les garçons m’appelaient planche à pain, les filles disaient que je n’étais pas assez féminine. Je m’habillais tout en noir, pour me cacher. J’exagérais mes traits de caractères, considérés comme immatures, en créant un masque. Je pense que c’était une façon de m’approprier l’image de moi que mes pairs me renvoyaient: folle, hystérique, chochotte et susceptible.
J’ai toujours beaucoup aimé m’habiller avec des tenues considérées comme masculines mais en même temps, j’aime aussi beaucoup les jupes, les robes et les chaussures à talon. J’ai longtemps eu l’impression que je devais choisir. J’ai longtemps eu l’impression que les gens de mon âge, me considéraient ni comme une fille ni comme un garçon : j’étais asexuée. Depuis environ quatre ans, je me sens plus apaisée : je peux porter absolument ce que je veux, mettre la chemise de mon mec sur un short en dentelle avec des talons. Ca ne remet pas en question mon identité de genre. Les autres n’ont plus leur mot à dire.
À 16 ans, mon corps me semblait difforme, énorme en bas et maigre en haut. Ça ne me semblait pas harmonieux. Récemment, un de mes amis m’a avoué avoir craqué sur moi : « J’aime bien les filles comme toi, plus larges en bas ». C’était sans doute un compliment à ses yeux mais moi ça m’a vexée. Ça m’a rappelé mes complexes d’adolescente.
À 20 ans, une amie m’a proposé de poser comme modèle. Son projet me correspondait assez bien, tout comme tous les projets qu’elle m’a proposé ensuite. C’était à la fois excentrique et sombre. « Ce shooting, c’est toi ». Pour la première fois de ma vie, je me suis trouvée jolie, même si ce n’était pas le but. Je n’étais pas demandeuse, je ne me trouvais pas légitime. Mais je trouvais gratifiant de voir ce corps rejeté fixé pour toujours comme beau, ne serait-ce que le temps d’une photo. D’autres projets plus intimes ont suivi, avec beaucoup de retours positifs. C’est le regard des photographes qui m’ont plu. « Je voudrais te prendre de dos parce que tu as un beau dos, une belle chute de rein. » Je n’y avais jamais pensé. Après tout, qui regarde son dos ?
J’étais passionnée par le tatouage, ça me fascinait. Le milieu punk me transcendait, d’un point de vue social, musical, identitaire et idéologique. J’ai fait mon premier tatouage, pour dire à mon corps que je commençais à l’aimer, que je n’accordais plus de crédit à ce que les autres pensaient de lui. C’est comme si j’ai une première peau, un premier corps, celui dans lequel je suis née. J’ai le sentiment que plus je le tatoue, plus il m’appartient. C’est comme si mon corps, sans défense face aux des regards du monde était désormais non pas protégé, mais armé. Je me l’étais réapproprié en l’encrant, en marquant dessus des symboles protecteurs, historiques ou personnels, pour les défendre de leurs regards.
Une diversion en somme. C’est sans doute naïf, mais en me regardant, les gens voient d’abord mes tatouages, ça les intrigue, les questionne et en un sens, peut-être que ça les empêche de juger mon corps. Je me camoufle sous l’encre de ma peau. La grande majorité des gens complimentent mes tatouages. Ils n’ont pourtant jamais été eu vocation à être vus. Ma mère a beaucoup de mal avec mes modifications corporelles et le prend assez mal après chaque nouveau tatouage. Je redoute un peu plus chaque fois ses réactions. Dans le milieu professionnel, je préfère ne pas les montrer pour ne pas me fermer de portes avant d’avoir signé un contrat. Malgré tout, ils sont mon choix et je les assume plus, malgré les critiques, que mon corps. Avec les tatouages, mon corps change tout en restant le même. C’est le packaging qui change, pas la nana en dessous !
J’ai fait mon premier tatouage après avoir vu le film Kaboom qui porte assez bien son nom puisqu’il a provoqué une sorte d’implosion dans ma tête. Il m’a fait prendre conscience de ma sexualité. Alors que je ne m’étais jamais considérée comme hétérosexuelle, à ma sortie du cinéma je savais que j’étais bisexuelle. Le personnage principal a un tatouage sur le poignet, Saturne – « C’était un joli dieu, Saturne, mais c’est un dieu fort inquiétant … » C’était également une référence à mon frère avec qui j’ai une relation très fusionnelle. Je voulais qu’il soit toujours là pour me protéger. Le regard de mon mec m’a beaucoup aidée aussi à me sentir bien et jolie. C’est la première fois qu’une personne qui me voit nue me dit que mon corps est beau. Avant lui, j’ai eu une relation de cinq ans avec un garçon très gentil mais pas du tout bienveillant. Quand on a commencé à sortir ensemble, j’avais dix-huit ans et un énorme besoin d’être rassurée sur mon physique. Il n’a jamais réussi : les rares fois où je lui demandais si j’étais jolie, il me répondait : « Je ne sortirais pas avec toi si t’étais moche ». Bon. Je n’ai pas eu de vie sexuelle avant lui, notamment parce que les rares occasions que j’aurais pu avoir étaient avec des mecs saouls. J’avais une vision fantasmée de ma première fois, qui n’était pas la mienne mais celle que la pop culture m’avait suggéré. En plus, j’étais et je suis toujours d’une pudeur à la limite de la pudibonderie. Il faut que je sois en grande confiance pour me déshabiller. Ça peut sembler un peu bizarre mais la première fois que mon amoureux m’a vue nue, dans le noir pourtant, il a dit : « Waouh, un corps de femme ».
Enfin !
Alors je sais, « un corps de femme » ça ne veut rien dire … Mais moi j’avais besoin d’entendre ça, d’entendre que je n’ai plus un corps d’enfant, que je suis une femme à part entière. Ça fait plus de trois ans qu’il me répète plusieurs fois par jour à quel point je suis magnifique. Au bout d’un moment je vais finir par le croire et c’est agréable. On nous répète qu’il ne faut pas compter sur le regard des autres, que seul le regard que l’on se porte est important, personnellement ça m’aide beaucoup.
Depuis quelques années, je me force à me regarder dans le miroir sous tous les angles, mêmes les plus saugrenus. Il me semble que mon corps me paraîtra moins étrange en le regardant, et je découvre des parties de lui que je finis par trouver jolies en changeant d’angles. Il y a toujours certains jours où je me trouve difforme, notamment à cause de mon ventre. Je me compare de nouveau, trouvant ceux des autres TOUS bien proportionnés. Pourtant, il y a de plus en plus de moment où je me dis que finalement, l’ensemble n’est pas si mal.

Note Pour protéger l’anonymat, le prénom a été modifié en Emma*